Emois cubains : Guillermo Cabrera Infante, "La Havane pour un Infante défunt".
Cela faisait longtemps, n'est-ce pas, que je n'avais parlé littérature. Et comme je sais que certaines ont envie d'en savoir plus sur les Cubains, voici quelques petites choses... Comment, ce n'est pas ce que vous attendiez ??? Je vous fais trépigner d'impatience ??? Non, sérieusement, je n'ai pas encore eu le temps de trier les... 2500 photos ; et comme je veux vous faire un joli trucmuche slidé et tout et tout...
Voici un livre que cher et tendre, ou cher et moelleux, encore nommé Tac désormais, m'a offert il y a quelque temps. Je n'avais pas encore trouvé l'envie de le lire car il faut dire que je suis de nature assez réfractaire à la littérature hispanique. Ne me demandez pas pourquoi : je n'en ai aucune idée. Une sorte de froideur et de grandiloquence émanant des quelques romans et nouvelles que j'avais tenté de lire ? Peut-être est-ce le résultat d'une confrontation trop précoce, à cause du bac évidemment, à La Vie est un songe de Calderon ? Oui, je sais : on ne sort pas indemne de ce maelström de l'hyperbole. Toutefois, quelques auteurs que j'avais apprécié dans le recueil des Histoire d'amour d'Amérique latine (Paris, Métailié, 1992).
Ce roman m'attendait donc, et le départ à Cuba m'a poussé à m'y atteler en pensant : "advienne que pourra". Me voilà donc lancée dans La Havane pour un Infante défunt de Guillermo Cabrera Infante.
Tout d'abord, le titre. Il vous laisse comme moi de marbre : c'est quoi ce jeu de mot sur le nom de l'auteur ? Et bien, C'EST la marque de Cabrera Infante : une plume grandiosement grandiloquente, qui se laisse aller dans tous les sens aux jeux de mots aux jeux de sons. Et comme il se laisse aller aux délices de la langue, il se laisse aller aux délices du corps. Car ce roman a pour thème unique, quasi obsessionnel, le sexe. Le sien, tout d'abord, puisque pendant le premier tiers du livre nous voyons le personnage principal-auteur découvrir avec stupeur et délices (et aussi tremblements, c'est vrai) les capacités de son pénis. Car il faut bien dire le mot, vu le nombre de fois où nous est décrit le membre viril. Les joies et les inquiétudes se succèdent au rythme effréné des découvertes masturbatoires, puis aux émois provoqués par le sexe opposé.
Ces émois sont avant tout visuels, comme souvent : nous sont décrits les formes souvent amples de ses cousines, jeunes et moins jeunes voisines, de ses amies, mais surtout des femmes entrevues dans la pénombre des salles obscures. Le cinéma devient alors une passion car terrain de chasse propice aux rencontre : l'émoi devient tactile, parfois olfactif, et le personnage de Guillermo nous fait découvrir les mille et une tactique de l'adolescent timide rendu téméraire par son avidité au contact charnel.
Peut-on parler de débauche adolescente avec Cabrera Infante ? Non, car il ne parvient à rien pendant longtemps : ça se tripote seul, ça se tripote à deux, ça se cherche et ça se trouve rarement. Le Guillermo littéraire palpe parfois de la poitrine, de la fesse mais ne parvient jamais à passer à l'acte ; il palpe aussi du coude, d'ailleurs... Jusqu'à Juliette Estevez, l'initiatrice.
Les scène sont crues mais extrêmement drôles car le narrateur est à la fois pataud et macho (pourrait-on dire "machaud" ?). Son regard naïf et d'adolescent priapique sur la femme la réduit à un être de chair, voire parfois à une paire de seins sur un vagin (je sais, mais je parle de littérature...) ; certaines réflexions sont empreintes d'un machisme que j'aimerais pouvoir dire daté (du type : quand une femme ne veut pas, elle peut serrer les jambes suffisamment pour que l'homme ne puisse rien... Je passe...). De ces femmes, on sait seulement ce qui importe au narrateur de savoir à l'époque : leurs formes, leur cheveux, leur origine ethnique, si elles sont disponibles. Si elles se prostituent, si elles sont mariées, si elles sont vierges. Il a parfois quelques lubies (se trouver une petite bonne des quartiers chics), aime les Hispaniques et les Noires, les Métis, les Blanches, les Insondables... Un véritable Cubain de ce point de vue.
Outre le cinéma, la quête éperdue
de ce jeune homme devenu homme se poursuit dans les rues de La Havane : à sa
suite, on parcourt la ville en tous sens, ses écoles, ses parcs, son
université. On saute dans une wawa (un bus) ou dans un tramway parce qu'une
paire de jambes magnifiques vient d'y monter, et l'on descend à une station
diamétralement opposée à la nôtre parce que des yeux verts en amande ont daigné
se poser sur nous... La Havane comme l'éternel féminin ? Sans aucun doute. Un
amour désincarné de l'opulence et de la moiteur, incarné en toutes ces femmes.
Cinéma et littérature tiennent une
place prépondérante dans ce roman, ce qui rappelle à quel point Cuba a connu
une heure glorieuse depuis le XIXème siècle, moderne et lettrée jusqu'au bout
des ongles (avec sa ligne de chemin de fer alors que l'Espagne n'en a pas
encore, le téléphone...). Des cinémas à chaque coin de rue, dont les noms m'ont
sauté aux yeux lorsque je parcourais les rues de La Havane. Des cercles
littéraires, des artistes-peintres, des musiciens dont aujourd'hui on voit
encore quelques restes, même si le pouvoir a mis la main dessus. Mais c'est aussi le
"bordel des Caraïbes", la prostitution, le jeu... Egalement la
pauvreté des Cubains, de chaque instant pour le narrateur qui décrit ses
conditions de vie dans un solal (immeuble collectif, où chaque chambre
contient une famille entière) et où il semble que même rêver
à un poste de radio est inenvisageable tellement c'est hors de prix. Les
petites combines aussi pour manger, travailler, aller au cinéma...
Finalement, cette
écriture extatique et bondissante, où les liens rythmiques et sonores tourbillonnent
de prénoms en bons mots, et dont le narrateur se délecte ("Falla,
faille de mon caractère"), le tourbillon des phrases qui étourdit tout
comme le tourbillon des possibles conquêtes, révèle un amour fou de la vie
havanaise, malgré les troubles et les difficultés sous la dictature de
Battista. L'auteur, désespérément amoureux de son île à défaut d'être amoureux
des femmes, doit pourtant rompre avec le castrisme qu'il avait d'abord soutenu
pour se réfugier en Grande-Bretagne (1965), dont il devient citoyen. La
Havane pour un Infante défunt (1979) constitue son adieu à Cuba, à cet
univers des plaisirs et des douleurs.
Un roman étonnant, donc,
dérangeant parfois par le regard cru qu'il pose sur la femme. Une proie de chair. Et la femme de réflexion, qui apparaît rarement, est pure antithèse
de cette chair. Mais il ne faut pas croire que Guillermo Cabrera Infante
soit plus clément avec l'homme, lui qui ne vit que par le vit (superbe jeu de
mot, dans la lignée d'une fameuse contrepèterie de Rabelais : "A
Beaumont, le vicomte...).
Il a le grand mérite littéraire d'écrire comme un chanteur cubain avec l'humour d'un écrivain britannique, et de dire haut avec ce qu’encore beaucoup pensent tout bas : il le dit avec
talent, et il ne tire fierté ni de considérer les femmes comme tel, ni d’être
esclave de son pénis (il fallait que je réemploie le mot, rien que pour les
recherches Gougeule).
Je ne vous raconte même pas comment ça a été difficile de trouver une
illustration... décente.