Parce que l'on ne revient jamais indemne d'Italie : "Monteriano", E. M. Forster.
Et oui, encore un roman de Forster : je vais tellement vous seriner avec cet auteur que vous allez finir par vous offrir les oeuvres complètes...
E. M. Forster campe dans ce roman le petit village toscan de Monteriano, réputé dans la bonne société anglaise pour sa typicité, et où le touriste anglais du début du XXème siècle vit l'aventure italienne à moindre frayeur. Rudesse et sensualité, saleté et authenticité : c'est l'Italie mythique qui se déploie ici sous les yeux de deux jeunes Anglaises, l'Italie ambiguë qui attire et séduit mais inquiète aussi. Mais plus que de peindre encore la fascination des Anglais pour l'Italie, il s'agit surtout dans Monteriano de comprendre cette fascination et de cerner pourquoi l'on ne revient jamais le même d'un voyage en Italie, aujourd'hui encore...
Comme dans tous ses romans, ce sont les femmes qui sont au centre de l'intrigue et qui la font progresser. Lilia, une jeune veuve de la bourgeoisie anglaise mais méprisée par sa belle-famille, accompagne en Italie la jeune Caroline Abbott : pourtant, c'est la première qui est délurée, inconvenante, originale et inconséquente, tandis que la seconde, plus réfléchie et rationnelle, peut même être qualifiée d'austère. Ce sont donc les deux archétypes féminins de Forster, présents dans la plupart de ses romans, qui s'entrecroisent à nouveau. A l'issue de ce voyage, le drame arrive au sein de la froide famille anglaise sous la forme d'un télégramme : Lilia s'est fiancée à un Italien, plus jeune qu'elle et sans travail. Scandale. Reniement.
Etonnamment, ce n'est pas la lutte de Lilia contre sa belle-famille qui occupe Forster : en effet, celle que l'on croyait être le personnage central meurt brusquement, laissant un nouveau-né à son mari Gino. C'est en fait sa décision qui est personnage central, décision de lier intimement Angleterre et Italie, d'aller au bout de cette intrigue qui pousse de plus en plus d'Anglais de l'époque à parcourir les routes italiennes... Lilia a consommé jusqu'au bout cette attirance pour le Sud, bouleversant l'ordre des choses et les convenances. Mais elle est trop entière pour que Forster puisse en faire un de ces personnages dont il peut analyser avec finesse les évolutions intérieures : ce sont en réalité son beau-frère Philippe et la froide Caroline Abbott qui subissent au plus profond de leur être l'insinuation d'une chaleur, d'une passion étrangères à l'Angleterre...
Caroline, venue en Italie pour reprendre l'enfant de Lilia et l'élever en Angleterre, se découvre être une femme passionnée, prête à se battre pour ses convictions, mais aussi à compatir et comprendre ce père aimant. Faut-il alors laisser l'enfant en Italie avec Gino, au milieu des paysans et des rues sales, ou bien l'emmener vers l'Angleterre morne et pluvieuse, mais convenable ? Et pour Philippe, ce jeune homme sarcastique, Anglais typique blasé et languissant, se réveille progressivement, contaminé par la sève italienne, l'excitation du voyage et de la découverte de l'autre... Chacun des deux se révèlent sous son vrai jour, contenu jusque-là dans le carcan collet-monté de l'Angleterre : fougue, amour, passion. Même si aucun n'abandonne finalement ses principes originels : là où l'Italien ou l'Italienne de roman auraient fait fi de leur timidité ou des convenances, l'Anglais choisit toujours la raison... Malheureusement, semble murmurer Forster.
Le thème fondamental est bien sûr celui de la liberté individuelle de choisir son destin, qui est souvent celle de Forster, mais aussi celle des principes inculqués par une éducation, une société, qui nous contraignent de faire des choix contraires à notre bonheur. Cette dissemblance fondamentale et irréductible entre esprit du Nord et esprit du Sud, chaleur humaine et austérité, spontanéité et retenue, est le cadre dans lequel Forster développe cette réflexion : et s'il joue des préjugés de son époque, jamais il ne tombe dans la caricature ou la méchanceté, même s'il trempe parfois sa plume à l'encrier de l'ironie. D'ailleurs, le climat toscan est réellement perceptible dans Monteriano, le rythme du roman est plus lent, les actions et les dialogues plus nonchalants même, et l'auteur s'attarde parfois au gré des routes, flânant dans la campagne toscane et admirant au loin les clochers de Monteriano.
Monteriano est donc un très beau roman, au style plus vaporeux et aux ressorts plus mystérieux que les autres mais d'une tout aussi grande finesse dans l'évocation de personnages complexes, tiraillés entre leurs convictions et les contraintes de leur époque. Et le titre original sonne finalement comme un avertissement adressé aux Anglais, aux hommes du Nord : Where Angel Fear to Tread. Non : personne ne revient jamais indemne d'Italie.