S'indigner pour avancer : "A reculons comme une écrevisse", Umberto Eco.
A la suite de Jelaipa,
je parle d'indignation : en ces temps olympiques à défaut d'être
olympiens, à part entendre le de-bon-ton, il n'y a pas grand-chose de
croustillant à se mettre sous la dent ou vers lequel tendre l'oreille.
Et il y a quelques semaines, pressentant le vide estival, j'avais
proposé à mon cerveau déjà embrumé un peu de sport. Une première pierre
pour un retour à l'indignation, A reculons comme une écrevisse, recueil d'articles d'Umberto Eco.
Comme sémiologue et linguiste, Umberto Eco n'est pas un auteur simple (j'ahane actuellement sur Kant et l'ornithorynque) ; ses écrits romanesques sont inégaux, je considère certains comme de vrais chefs-d'oeuvre (Le Nom de la Rose, Le Pendule de Foucault, Baudolino) tandis que d'autres me sont tombés littéralement des mains (L'Île du jour d'avant). Comme polémiste en revanche, je le découvre et il est loin d'être fastidieux : sa plume classique y atteint la simplicité supérieure, qui explique simplement ce qui est complexe sans pour autant être réductrice. C'est rare. Alors oui, les références abondent parfois, quelques citations latines ou grecques dans les romans, quelques références à des théories assez obscures pour le lecteur lambda que je suis (Lambdette, c'est mon nom), mais la démonstration romanesque, linguistique, philosophique ou politique est souvent si brillante qu'elle a pour conséquence l'envie urgente de lire encore plus, comprendre encore mieux et tenter de transmettre ce que l'on pense avoir saisi !
Ces articles, parus dans différents journaux italiens de 2000 à 2005, sont avant tout des tribunes, celles d'un homme qui n'en peut plus de l'Italie berlusconienne, des médias au garde-à-vous ou s'autocensurant, de l'Europe frileuse, du monde opportuniste et des confusions sciemment entretenues par les médias, les hommes politiques ou les intellectuels à l'égard par exemple de l'Islam, la résistance ou le terrorisme en Irak ou... Harry Potter. Tout y passe : il décrypte des faits divers ou le 11 septembre, les démêlés de Berlusconi avec la justice et les défaillances des journalistes, les spécificités de l'Italie en regard de la France quant au port du tchador ou les séries télévisées policières (il apprécie particulièrement d'en regarder de 21h à 23h avant de lire Homère au lit : voilà un homme accompli !)... Pour ma plus grande joie, enfin des analyses tranchées, intelligentes, que l'on peut contester bien sûr. Mais qui ont l'énorme avantage de ne pas participer de la myriade de livres parus le mois suivant tel ou tel événement.
Car aujourd'hui, la multiplication des éditions opportunistes (regardez la foison de livres sur l'Omnicolas par exemple ! Quelqu'un se noie dans son évier ? Dix bouquins paraissent sur les dangers, les méfaits, les complots et les avantages-pourtant des éviers...) et des médias a pour conséquence une encore plus grande difficulté pour être informé. Bizarre, non ? S'informer est facile, il suffit de tendre la main, d'allumer un ordinateur ou de tourner un bouton, mais ce n'est pas pour autant que l'on est informé. Il faut aller fureter à droite et à gauche (bizarre, à droite, c'est toujours moins marrant...) pour trouver au fin fond d'une revue obscure paraissant tous les cinq mois et demi en papier glacé coûtant la peau de l'arrière-train pour enfin entendre une voix originale, lire quelques phrases qui sortent un peu de l'ordinaire coulis sirupeux qui englue les journaux les plus distribués.
L'auteur d'A reculons comme une écrevisse n'y va pas par quatre chemins : opinions tranchées, exemples, polémiques, coups de poing sur la table et surtout toujours, toujours, toujours beaucoup d'humour. Exemples : un avis très favorable sur Harry Potter et à l'encontre d'un mage médiatique de la télé italienne "avec une tenue tellement "mage" que même Ed Wood n'aurait pas osé le faire dans un de ses films d'horreur" (c'est dire), ou encore de l'art de penser que tous les hommes sont des couillons mais d'arriver à cette conclusion au bon moment seulement... Cette lecture est finalement assez jubilatoire car, en cas d'accord ou de désaccord avec l'auteur, une seule envie : lui répondre avec la même rigueur, la même finesse, et un style tout aussi délicieux. Emulation donc.
Pensez-vous que la rentrée littéraire nous proposera ce genre de livre ? Non ? Ah.