"La Tulipe noire", Alexandre Dumas : une bluette à l'apogée littéraire.
Il revient toujours un roman d'Alexandre Dumas dans mes lectures, une plongée récurrente dans les méandres de cette oeuvre si dense et foisonnante... Cette fois-ci, mon choix s'est porté sur un titre mythique, La Tulipe noire : j'étais persuadée que cela avait quelque chose à voir avec le dessin animé Lady Oscar, qui en aurait été inspiré ou quelque chose comme ça. Mais en fait, il n'en est rien puis que ledit dessin animé reprend le manga pour adolescentes (shōjo) La Rose de Versailles dans la veine de l'imaginaire nippon autour de Marie-Antoinette. Et le dessin animé La Seine no Hoshi intitulé en français La Tulipe noire reprend le film de Christian-Jacque avec Alain Delon, mais qui n'a rien à voir... Je me suis donc fourvoyée en toute beauté, mais qu'à cela ne tienne, c'était un nouvel univers de Dumas dans lequel me plonger !
L'intrigue est joliette : dans un contexte politique tendu, qui voit l'accession dans le sang de Guillaume d'Orange au statut de stathouder des Pays-Bas, Cornelius van Baërle, filleul d'un homme d'Etat républicain lynché par la foule, s'occupe uniquement de créer la tulipe noire, miracle de la nature et de la science. Arrêté et condamné pour une trahison imaginaire, il rencontre heureusement dans sa prison Rosa, la fille du geôlier, qui l'aide à atteindre son but. Ensemble, ils déjouent les obstacles dressés par un ancien voisin envieux et tulipophile et tout finit dans le bonheur... Des rebondissements donc, de la politique, de la jalousie et des beaux sentiments ; mais aussi des quiproquos, des coups de théâtre et des injustices flagrantes qui tiennent le lecteur en haleine : Dumas maîtrise l'art du récit et l'on ne s'ennuie pas, c'est certain ; on reste toutefois sur sa faim car les choses sont un peu pliées d'avance...
Le ton est léger et enjoué, c'est celui attendu pour un feuilleton qui paraît dans les journaux et dont on allonge parfois un peu la sauce ; il est émaillé de quelques références attendues, le dilemme de Cornélius, tragique grec, qui ne peut tuer son geôlier car père de sa bienaimée, ou encore la procession digne d'une déesse romaine accordée à la tulipe noire... Mais l'auteur s'autorise également quelques facéties, assez délicieuses : "Cornélius ne savait point ce qui s'était passé à Harlem, et nous le laisserons dans cette ignorance jusqu'à ce qu'il en soit tiré par les événements. Mais il ne peut pas en être de même du lecteur qui a le droit d'être mis au courant des choses, même avant notre héros". Ce genre d'intervention d'auteur est assez magistrale tout de même ! Et les personnage sont suffisamment typifiés pour que notre sympathie ou notre antipathie soit éveillée régulièrement : compassion à l'égard des frères de Witt, colère à l'encontre de Guillaume d'Orange, sympathie à l'endroit de ce joli couple, dégoût envers Isaac Boxtel. Avec, au final, une pique assez violente contre les Hollandais de l'époque : "Cette exhibition de la tulipe, c'était un hommage rendu par tout un peuple sans culture et sans goût, au goût et à la culture de chefs célèbres et pieux dont il savait jeter le sang aux pavés fangeux du Buytenhofff, sauf plus tard à inscrire le nom de ses victimes sur la plus belle pierre du panthéon hollandais".
Plus étonnant, cette bluette bien gentille recèle un certain nombre d'ambiguïtés quant à la confusion des objets aimés : la tulipe noire et la jeune Rosa. Le double sens va parfois jusqu'au graveleux, ce qui est fort inattendu vus l'intrigue et le ton enjoué... Il faut dire que la tulipe est le personnage principal du roman, l'objet de tous les soins, de toutes les attentions et surtout de toutes les attentes, argent et amour. De ce fait, Rosa devient sa rivale et elle l'a bien compris : "Il n'y a qu'en devenant sa mère (...) que je puisse cesser d'être sa rivale", la lutte entre les deux fleurs est en effet inégale et devient donc poignante : que peut Rosa contre la tulipe noire ? l'idéal inatteignable de Cornélius et pourtant ardemment cherché ? La tulipe vit d'une vie indépendante, elle est celle qui, noire sur son trône d'or, permet de distinguer le bien du mal, de rendre le jugement équitable : ainsi, la tulipe est divinisée et éclipse Guillaume d'Orange.
Et de cette féminisation et déification résulte une sensualité rare chez Alexandre Dumas. Rêvant au fond de sa geôle, Cornélius mêle en un même songe tulipe et femme : "Peut-être en ce moment Rosa tient-elle la tige de la tulipe entre ses doigts délicats et tiédis. Touche cette tige doucement, Rosa. Peut-être touche-t-elle de ses lèvres son calice entrouvert ; effleure-le avec précaution, Rosa, Rosa, tes lèvres brûlent ; peut-être en ce moment mes deux amours se caressent-ils sous le regard de Dieu". Ahem, ahem, ahem.... Dans la même veine, un petit dialogue entre les deux personnages où, juste après un baiser volé à travers la grille, Cornélius demande si la tulipe a bien levé :
"- Levé bien droit ? demanda-t-il.
- Droit comme un fuseau de Frise, dit Rosa.
- Et elle est bien haute ?
- Haute de deux pouces au moins.
- Oh ! Rosa, ayez-en bien soin et vous verrez comme elle va grandir vite.
- Puis-je en avoir plus de soin ? dit Rosa. Je ne songe qu'à elle."
... Je vous avais prévenus...
La Tulipe noire est donc un roman qui détonne dans l'univers romanesque de Dumas : gentillet, simple, il divertit et ne manque pas d'intriguer le lecteur avec des scènes d'un érotisme masqué et inattendu...